La matinée vécue par Violette
Reportage : Qu’est-ce que l’âge apporte à la danse ?
Mardi 19 septembre, 9h30. Dans le cadre d’une journée professionnelle « Danse et âge », une vingtaine de danseureuses, chorégraphes, passionné.es, la plupart âgé.es de plus de quarante ans, passent les portes du CN D de Lyon, curieux.ses de partager leurs expériences. Iels se sont inscrites à un « world-café » pour échanger sur la thématique de la journée et soulever des pistes de réflexion qui seront poursuivies durant l’après-midi au cours d’une table ronde intitulée « Le corps qui danse – une affaire de regards et d’identification ? », modérée par la critique et journaliste Isabelle Calabre4. La rencontre, sur le modèle du « world-café », se déroule dans un studio au premier étage du CN D. Trois tables sont disposées, avec, sur chacune d’elle, une question notée au marqueur sur une feuille : « Qu’est-ce que l’âge apporte à la danse ? », « Quels freins et leviers ? », « et si l’on dansait multigénérationnel ? ». Les participant.es se répartissent en petits groupes de quatre ou cinq autour des tables, iels ont 20 minutes pour tenter de répondre à l’une des questions avant de changer de table et de poursuivre les réflexions engagées par le groupe précédent, restituées par un.e référent.e et notées en couleurs sur des grandes feuilles blanches.
En fin de matinée, une restitution collective permet de mettre en avant les idées qui sont ressorties et de
créer du lien entre les différents groupes. L’enjeu de la journée étant « d’interroger collectivement les
manières de travailler et d’habiter la scène passée la quarantaine », l’un des premiers constats marquant
soulevé par les participant.es et soutenu par les intervenantes de la table ronde est justement l’invisibilité
des corps âgés sur les scènes. Alors, habiter la scène passée la quarantaine, est-ce vraiment possible ?
Tout au long de la journée, il est assez troublant de noter chez les intervenant.es le décalage entre le ton
enthousiaste et élogieux pour tenter de dire l’expérience des danseureuses de plus de quarante ans, et
celui utilisé pour dire la réalité du monde socio-professionnel compétitif de la danse. En suivant le fil
des discussions du matin, les participant.es évoquent très bien en quoi cette invisibilité suscite une «
forme de résistance dans la monstration même de corps différents », alors nécessaire dans le milieu de
la danse. A les écouter discuter de la question « Qu’est-ce que l’âge apporte à la danse ? », beaucoup de
pistes s’ouvrent pour repenser ce en quoi le vieillissement en danse ne dessert pas la pratique et la
création, bien au contraire !
Autour de la table sur laquelle apparait cette question, chacun.e des participant.es s’ouvre sur son propre
parcours au sein de compagnies plus ou moins réputées et sélectives, en tant qu’interprètes et/ou
chorégraphes. Certain.es précisent pratiquer d’autres disciplines, comme le théâtre, le cirque et la
musique, ou ont eu une carrière autre avant celle de danseur ou danseuse. L’idée de l’apport d’expérience
avec l’âge ressort immédiatement. L’un témoigne : « Mon expérience en architecture [profession exercée
avant de devenir danseur] m’a poussé à me tourner vers l’in situ. Il y a un travail de perception de
l’espace différent, une autre écoute des éléments qui nous entourent. La danse peut se loger dans
n’importe quel geste ». Parmi les praticien.nes ayant eu des expériences artistiques et professionnelles
variées, sans formation de danseur.euse, certain.es avouent d’ailleurs ne s’être jamais posé la question
de l’âge au cours de leur carrière, valorisant plutôt leurs expériences et un certain besoin « d’expression
» par le mouvement. « J’ai le sentiment d’urgence de toujours danser », affirme l’une d’elle. Et « en tant
que chorégraphe et danseuse pour ma propre compagnie, je ne me pose pas la question de l’arrêt, et
même, je me sens de plus en plus légitime », enchaîne une autre participante. Si la quantité et la pluralité
d’expériences mobilisables dans la création sont mises en avant comme un apport de l’âge par les
participant.es, iels précisent pour autant que « l’envie d’apprendre et d’explorer ne se perd pas avec
4 Avec les interventions d’Anne Martin, chorégraphe et danseuse, de Madeline Ritter, directrice Bureau Ritter -
Dance On Ensemble, de Cécile Proust, chorégraphe, danseuse et chercheuse, de Juliette Rennes, sociologue et de
Tiago Guedes, chorégraphe et directeur de la Maison de la danse.
l’âge ». L’un rétorque par ailleurs, lors de la restitution : « Si je deviens fonctionnaire de la danse, mieux
vaut arrêter ». Iels valorisent ainsi leurs expériences, mais restent très ouvert.es, soucieux.ses de ne pas
restreindre leur pratique et de ne pas s’en lasser. « Curiosité », « spontanéité », « fraîcheur », sont des
mots qui reviennent souvent lorsqu’iels évoquent leur envie de découvrir, et de continuer toujours !
Assez fréquemment, la notion de mémoire du corps et de ce qui a été vécu personnellement vient affiner
la compréhension de leur rapport aux expériences passées. Les participant.es évoquent notamment les «
signatures » qui sont constitutives de leurs danses. Elles sont « incorporées » et « digérées », comme
cela est verbalisé au cours de la journée. La notion de « layering »5, utilisée par Madeline Ritter vient
éclairer cette idée lorsqu’elle dit : « it is storied in the bodies » puis «they are connecting a lot with
knowledge and quickly»6. Les danseureuses deviendraient ainsi avec l’âge porteureuses de strates
différenciées, comme des savoirs incorporés qui peuvent ré-émerger, s’assembler, fusionner
différemment selon les situations. Pour décrire l’effet que cela produit chez les spectateurices, l’idée d’«
être touché.e par un vécu qui transcende la scène» a été entendue plusieurs fois. Cependant, si cette
notion de mémoire intégrée dans le corps convoque souvent une certaine émotion, l’un des danseurs
présent tient à préciser que « le corps vieillissant ça n’est pas que le corps émouvant ! ». Il pointe ainsi
un présupposé implicite de s’en remettre à ce sentiment pour combler une perte de technicité chez les
danseureuses de plus de quarante ans. Il raconte d’ailleurs avec entrain : « Un jour par exemple j’ai été
impressionné par un danseur de tango qui devait avoir plus de 50 ans. Je n’avais même jamais vu des
jeunes danser avec autant de vitalité ».
Ainsi, la notion de mémoire ne doit pas éluder la question de la technique, et de la précision formelle.
Lors de la restitution, un danseur évoque le fait que « pour tendre vers une même forme, les chemins de
corps sont sensiblement très différents ». Bien que les capacités corporelles évoluent avec l’âge, les
danseur.euses sont à même de jouer de leurs manques pour explorer et trouver leurs propres chemins de
corps. Le vieillissement du corps, communément envisagé par la contrainte devient alors une invitation
à toujours réinventer ses propres possibilités. Ce même participant souligne que cette « attention
renouvelée aux chemins qu’empruntent le corps » permet de « développer des outils corporels pour la
transmission », la conscience du mouvement et des moteurs du corps s’affinant avec l’expérience. Lors
de la restitution, les participant.es pointent la double perception intérieure- extérieure qui se joue
lorsqu’une personne de plus de 40 ans danse. « C’est quand même drôle, les spectateurices semblent
percevoir des corps frêles, fragiles, quand moi je sens que l’âge m’apporte plus d’assurance ».
Néanmoins, si la question de l’âge ne doit pas se désolidariser de l’exigence technique propre à certaines
créations et compagnies, certain.es se disent plus sensibles dans leur pratique à l’idée que les mutations
du corps sont une opportunité de « s’affranchir de la forme ». Cela les invite à « repenser l’émergence
du geste dansé », comme le soulignent deux chorégraphes qui travaillent dans l’espace public. Il y aurait
alors un déplacement des attentes, à la fois pour l’interprète et pour les spectateurices. Car si ce qui
importe est moins la précision formelle et la capacité de refaire ce qui a été, l’attention se porte sur la
nécessité d’expression par le corps, qui se manifeste au moment de l’interprétation et selon les conditions
de représentation.
« Donner à voir d’autres états de corps et d’autres approches de ce qu’est le mouvement dansé », est une
des conclusions des discussions sur l’apport de l’âge en danse. Car oui, les corps changent et toustes
reconnaissent que l’enjeu de la visibilisation des danseureuses de plus de 40 ans implique un
décentrement de « la construction d’un idéal en danse », fondé sur un « culte de la performance et du
corps athlétique ». Pour palier les discriminations et le manque de représentativité, toustes s’accordent:
5 Employée par Madeline Ritter lors d’un entretien le 18 septembre 2023 au CND Lyon. Je traduis : «
superposition/ stratification »
6 Je traduis : « C’est gravé dans les corps ». « Ils se connectent beaucoup avec leur connaissance, et très vite ».
« il faut repenser le rapport à la normalité », et « déjouer les attentes du public » quant aux corps présents
sur scène. Finalement, « plus il y a de diversité, plus les gens se retrouvent », vient concluer l’un d’elleux.
« De la Folie », « de la joie », « de la résistance », ce triolet vient consacrer leur détermination à
poursuivre et à ne pas se laisser ébranler par un système excluant. Cette envie de visibiliser d’autres
corps sur les scènes résonne avec l’appel à « ouvrir les poétiques du corps » lancé par Cécile Proust
l’après-midi.
Se pose également la question de la mise en présence d’âges différents dans une création. Alors, « si on
dansait multigénérationnel ? ». Et si la question de l’apport de l’âge n’était pas à prendre que sous le
prisme du vieillissement mais aussi selon les modalités d’interaction entre des générations différentes ?
Certain.es danseur.euses défendent ainsi la position qu’un projet de création qui implique le collectif est
« toujours intergénérationnel », en ce que l’âge est une donnée objectivée mais peut également être
envisagée en termes de « ressenti » et « vécu ». Peut-on dire d’une danseuse qui commence sa carrière
tard, que passés 40 ans, elle est une danseuse âgée, quand elle travaille avec un danseur de 30 ans qui
tourne avec des compagnies depuis ses 15 ans ? Dans ce cas, l’apport d’expérience est moins abordé
sous le prisme de l’âge que de la carrière, de la formation et des manières d’aborder la danse et le
mouvement, chacun.e étant passeur.euse de ses propres expériences peu importe l’âge. D’autres au
contraire pointent le fait que cette vision est pertinente mais peut « édulcorer des discriminations
concrètes », alors « que les questions se posent et doivent se poser si on veut faire bouger les lignes ».
Une participante venue de Suède évoque par exemple le développement d’un projet de « transmentoring
». Il ne s’agit pas de mentoring ou de tutorat, dans le sens où la personne plus âgée n’est pas sommée
d’instruire et d’encadrer la personne plus jeune. L’enjeu est ici égalitaire, dans une forme de réciprocité.
Le postulat étant que les deux artistes, chorégraphes dans le cadre de ce projet, auraient quelque chose
à s’apporter : dans les manières d’envisager le mouvement, de le transmettre et de chorégraphier, aussi
bien que dans les manières de faire carrière en danse, et de réagir à l’arrivée sur les scènes de gestuelles
nouvellement instituées.
A l’issue du cheminement de chaque groupe, les couleurs des marqueurs sont venues encrer les
réflexions et les idées sur les grandes feuilles de papier blanches du début. La richesse des échanges,
due notamment à la diversité des parcours des participant.es, est manifeste à la lecture de ces fresques
embrouillées qui retracent les cheminements et les rythmes de la pensée. Et à s’y plonger, les bienfaits
de l’apport de l’âge sont manifestes, obscurcis lorsque sont évoquées les réalités du monde socioprofessionnel,
empreints de joie lorsque s’affirme l’envie de continuer, et que sont présentées des
initiatives pour repenser la place des danseur.euses de plus de 40 ans en danse !
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